Trouble bipolaire — Maniaco-dépression
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De la psychose maniacodépressive au trouble bipolaire

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Message  Modératrice Mar 2 Avr 2013 - 1:02

De la psychose maniacodépressive au trouble bipolaire
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Mikkel Borch-Jacobsen
Article publié le 29/08/2012

Le trouble bipolaire se veut une alternance d’états de dépression et d’exaltation, frappant, depuis trente ans, une frange de plus en plus massive de la population. Pourquoi cette bonne fortune auprès des psychiatres ?

Le trouble bipolaire est né officiellement en 1980, à l’occasion de son introduction dans la troisième édition du manuel diagnostique de l’Association psychiatrique américaine, le fameux DSM-III. Auparavant, bien peu de personnes avaient entendu parler de ce concept psychiatrique très confidentiel. Pourtant, quiconque googlise de nos jours « trouble bipolaire » a toutes les chances d’apprendre que cette maladie est vieille comme le monde. C’est juste, nous dit-on, un nouveau nom pour ce que l’on appelait auparavant la psychose maniacodépressive, un trouble de l’humeur se caractérisant par une alternance cyclique d’états d’hyperactivité maniaque et de dépression profonde qui était déjà décrit par Hippocrate et d’autres médecins antiques. Ce raccourci, qui a pour effet de naturaliser le trouble bipolaire, cache en réalité une histoire bien plus complexe. C’est vraisemblablement par une illusion rétrospective que nous attribuons aux Grecs la première conceptualisation du trouble bipolaire. Ils parlaient bien de « manie » (mania) et de « mélancolie » (melancholia), mais ces termes recouvraient toutes sortes de délires hyperactifs et de stupeurs léthargiques dont la majorité était vraisemblablement causée par des états infectieux ou postinfectieux, ou peut-être encore par la maladie de Parkinson ou l’hypothyroïdisme. Les médecins antiques s’en tenaient aux manifestations visibles, physiques, des maladies qu’ils décrivaient, de sorte que nous n’avons aucun moyen de savoir si ces manifestations correspondaient à ce trouble de l’humeur que nous conceptualisons de nos jours sous le nom de trouble bipolaire.



Une folie sans délire

Pour que la bipolarité au sens moderne puisse être repérée, il a fallu attendre que se dégage la possibilité de troubles de l’humeur sans délire ou troubles intellectuels – autrement dit, une redéfinition profonde de ce que l’on pensait jusque-là sous le nom de folie. Ce développement commence au début du XIXe avec les « monomanies affectives » de Jean-Étienne Esquirol (notamment la « lypémanie », première élaboration de ce qui deviendra notre moderne dépression), et aboutit en 1882 à la « cyclothymie » et à la « dysthymie » de Karl Kahlbaum, deux troubles de l’humeur que leur promoteur distinguait fermement de ce qu’il appelait la « folie cyclique ». Il a fallu aussi que l’on soit en mesure d’observer et de comparer le cours des divers troubles psychiques sur la durée, ce qui n’a pu se faire qu’à partir du moment où l’on a regroupé les malades mentaux dans des asiles. Avant cela, il eût été impossible de différencier, comme le firent simultanément Jean-Pierre Falret et Jules Baillarger en 1854, une « folie circulaire » ou « à double forme » caractérisée par une alternance cyclique d’excitation maniaque et de dépression mélancolique. À partir de là, il restait à Emil Kraepelin à nouer tous ces fils dans ce qu’il proposa d’appeler en 1899 la « folie maniacodépressive », en la distinguant de la « démence précoce » (rebaptisée plus tard « schizophrénie » par Eugen Bleuler). 


E. Kraepelin considérait la folie maniacodépressive comme une psychose endogène et constitutionnelle, prenant soit la forme d’une oscillation entre manie et mélancolie avec retour à l’état normal entre les crises, soit celle d’épisodes maniaques ou dépressifs isolés et récurrents. Cette description devait faire autorité en psychiatrie pendant une bonne partie du XXe siècle (du moins là où la psychanalyse n’était pas dominante), jusqu’à ce que la psychose maniacodépressive soit rebaptisée « trouble bipolaire » dans le DSM-III.


Le spectre bipolaire

Le terme de trouble bipolaire avait été avancé simultanément en 1966 par Jules Angst et Carlo Perris, qui s’inspiraient des travaux de Karl Kleist et Karl Leonhard sur la distinction entre troubles psychiatriques « unipolaires », qui se présentent toujours de la même façon, et troubles « multipolaires », qui adoptent une présentation différente selon les cas. Dans cette perspective, ils proposaient de séparer nettement les dépressions unipolaires des troubles bipolaires (ce que ne faisait pas E. Kraepelin, pour qui les deux appartenaient à un seul et même continuum maniacodépressif s’ils étaient cycliques). À première vue, on ne voit pas l’intérêt de cette innovation entérinée par le DSM-III, car comment distinguer en pratique une dépression unipolaire d’une dépression bipolaire chez un patient n’ayant pas encore eu un épisode maniaque ? Et pourtant, au lieu de voir dans cette incohérence une raison de rejeter le nouveau paradigme, les psychiatres se sont ingéniés à colmater celui-ci à grand renfort d’innovations.


C’est ainsi que David Dunner a proposé de distinguer entre le trouble bipolaire I, dont relèvent les patients ayant été hospitalisés pour des épisodes à la fois dépressifs et maniaques, et un tout nouveau trouble bipolaire II, correspondant aux patients n’ayant été hospitalisés que pour un état dépressif et présentant par ailleurs un état maniaque léger, dit « hypomaniaque ». Autrement dit, toute personne hospitalisée pour une dépression pouvait désormais être soupçonnée d’être en fait bipolaire, sans qu’il soit besoin d’exhiber un état maniaque caractérisé. Puis on a laissé tomber la référence à l’hospitalisation pour le trouble bipolaire II, ce qui a permis d’y annexer des formes moins sévères de dépression et/ou d’hyperactivité, ainsi que toutes sortes de dysthymies qu’E. Kraepelin n’aurait jamais imaginé inclure dans la psychose maniacodépressive. 


De la petite enfance au quatrième âge

On parle maintenant d’un « spectre bipolaire » qui comprend, outre les troubles bipolaires I et II, la cyclothymie (version atténuée du bipolaire II) et le trouble bipolaire « non autrement spécifié » (catégorie fourre-tout où l’on peut mettre quasiment n’importe quelle instabilité affective) – à quoi certains proposent d’ajouter les troubles bipolaires II ½, III, III ½, IV, V, VI et même un fort accueillant « trouble bipolaire subliminaire » (subthreshold bipolar disorder). Rares sont ceux, du coup, qui ne sont pas bipolaires (voir livre ci-dessous).

Cette croissance exponentielle est accentuée par le fait que l’on applique désormais le diagnostic à toutes les tranches d’âge. Alors que l’on considérait classiquement que la psychose maniacodépressive s’éteint avec l’âge, on entend maintenant parler avec insistance du trouble bipolaire gériatrique (TBG). De plus en plus de vieillards déprimés ou agités sont ainsi diagnostiqués bipolaires et traités en maison de retraite avec des neuroleptiques. De même, on admet depuis les travaux du pédopsychiatre Joseph Biederman que le trouble bipolaire peut frapper dès la petite enfance et non pas seulement à partir de l’adolescence, comme on pouvait le lire jusque-là dans les manuels de psychiatrie à propos de la psychose maniacodépressive. Résultat : la prévalence du trouble bipolaire pédiatrique (TBP) aux États-Unis a été multipliée par quarante entre 1994 et 2003. En août 2002, le magazine américain Time titrait en couverture : « Jeune et bipolaire. Naguère appelée maniacodépression, cette maladie touchait les adultes. À présent elle frappe les enfants. Pourquoi ? » L’article correspondant énumérait à l’intention des parents une série de signes avant-coureurs de la maladie : « mauvaise écriture », « se plaint de s’ennuyer », « est très créatif », « ne supporte pas les délais », « jure comme un sapeur lorsqu’en colère », « états d’allégresse, d’étourderie, fait l’idiot ».


Comment dès lors en est-on arrivé à appliquer un diagnostic aussi lourd que celui de l’ex-psychose maniacodépressive à des adultes vaguement déprimés et/ou irritables, à des enfants turbulents et à des vieillards souffrant d’Alzheimer ? Est-ce simplement que la science psychiatrique a fait des progrès et nous permet de mieux discerner une maladie aux contours jusque-là ignorés ? Il y a une autre explication, moins rassurante : c’est que l’expansion continue du diagnostic de trouble bipolaire profite à de grandes compagnies pharmaceutiques désireuses de vendre des médicaments marketés pour cette maladie. En effet, la recherche psychiatrique n’évolue pas dans le vide. Derrière les incessants redécoupages de la carte des maladies mentales auxquels se livrent les psychiatres pour y voir plus clair, il y a de nos jours d’énormes intérêts financiers et industriels qui orientent la recherche dans telle direction plutôt que telle autre. Pour les chercheurs, les maladies sont des réalités dont ils essaient de dessiner les frontières ; pour les compagnies pharmaceutiques, ce sont des marchés que l’on peut redéfinir, segmenter et étendre grâce aux techniques du marketing et du branding afin de les rendre toujours plus lucratifs. On ne peut donc pas s’en tenir en psychiatrie à la traditionnelle histoire des idées, car toute redistribution conceptuelle profite forcément à des médicaments et aux laboratoires qui les produisent.


Le marché des bipolaires

Dans le cas du trouble bipolaire, l’extension-dilution de l’ex-psychose maniacodépressive a permis d’y annexer la dépression et d’autres troubles de l’humeur, et de créer ainsi un vaste marché pour des médicaments qui n’avaient initialement été autorisés que pour le traitement des seuls états maniaques. Durant les années 1990, l’industrie pharmaceutique avait en effet massivement investi le marché de la dépression, pour laquelle elle proposait toute une gamme d’antidépresseurs dits « inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine » (ISRS). Comme le brevet de la plupart de ces antidépresseurs ISRS arrivait à expiration à la fin des années 1990, il a fallu trouver autre chose, et c’est pourquoi les laboratoires se sont tournés vers le trouble bipolaire afin d’écouler une nouvelle gamme de médicaments sous brevet. L’argument de vente a été qu’une majorité de patients à qui l’on donnait jusque-là des antidépresseurs n’étaient pas, en fait, des dépressifs unipolaires, mais des bipolaires mal diagnostiqués. Il convenait donc de leur prescrire des médicaments « thymorégulateurs » ou « stabilisateurs de l’humeur » (mood stabilizers) indiqués pour le traitement des épisodes maniaques, tels que l’antiépileptique Depakote du laboratoire Abbott, ou l’antipsychotique « atypique » Zyprexa de Lilly – et ce, même si leur état maniaque n’était pas apparent…


À la faveur de cet étonnant tour de passe-passe conceptuel, les démarcheurs de l’industrie ont pu suggérer aux médecins de prescrire des antiépileptiques ou des antipsychotiques extrêmement puissants (encadré ci-dessous), pour « stabiliser » l’humeur de dépressifs ne présentant a priori aucune hyperactivité maniaque ou, inversement, d’enfants hyperactifs n’ayant jamais présenté la moindre dépression. Quand on sait à quel point le marché de la dépression et de l’hyperactivité enfantine a été lucratif durant les années 1990 pour les laboratoires produisant des antidépresseurs du type Prozac ou des psychostimulants comme la Ritaline, on comprend tout de suite l’intérêt de l’opération. Le marché des antipsychotiques atypiques représente actuellement un chiffre d’affaires de 18 milliards de dollars, soit le double de celui des antidépresseurs en 2001. 


Le trouble bipolaire est donc un concept attrape-tout utilisé de façon opportuniste par l’industrie pharmaceutique.

Le trouble bipolaire
Le trouble bipolaire voit alterner des épisodes dépressifs avec d’autres, au contraire, maniaques (d’exaltation). Il existe six diagnostics possibles du trouble bipolaire I, suivant la succession des épisodes. Le trouble bipolaire II inclut des épisodes non pas maniaques, mais hypomaniaques (exaltation légère). Tous ces troubles peuvent inclure des épisodes mixtes, à la fois dépressifs et (hypo)maniaques. Environ 1,5 % de la population serait concernée, voire 6 % selon des études européennes.

Are you bipolar ?
Alors que la psychose maniacodépressive était une maladie grave et relativement rare, le trouble bipolaire se répand quant à lui de façon quasi épidémique. Selon le psychiatre et historien David Healy, la prévalence de la psychose maniacodépressive se situait naguère autour de 0,1 % de la population générale. En 1994, le National Comorbidity Study estimait par contre que 1,3 % de la population américaine souffrait de trouble bipolaire. Quatre ans plus tard, Jules Angst portait ce chiffre à 5 % et certains n’hésitent pas aujourd’hui à identifier le spectre bipolaire dans près de 50 % de la population générale. Dans les pays anglo-saxons, l’expression « I’m bipolar » est d’ores et déjà passée dans le langage courant.

Le trouble bipolaire, un concept toxique ?
Selon l’expert de la Food and Drug Administration américaine David Graham, les antipsychotiques prescrits aux personnes âgées diagnostiquées avec un trouble bipolaire gériatrique sont responsables de 15 000 morts par an aux États-Unis. Quant au million d’enfants et d’adolescents américains mis d’office sous antipsychotiques pour leur trouble bipolaire, ils ont toutes les chances de prendre en moyenne dix à quinze kilos en trois mois et de développer, à terme, du diabète et des troubles cardiovasculaires. Les philosophes aiment à dire que le concept de chien n’aboie pas. En psychiatrie, pourtant, certains concepts nosographiques peuvent bel et bien rendre malade.

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Message  pilule Mer 3 Avr 2013 - 14:59

Quel bonheur de lire la prose de ces éminences grises , article en parfaite adéquation avec ce je pense du sujet depuis fort longtemps .
Que peut-on espérer du grand capital et de la mondialisation ?

Mon nombril et moi-même te remercions Cool
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