Dans l'enfer de la maniaco-dépression
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Dans l'enfer de la maniaco-dépression
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Mis à jour le 04-02-2011
Mis à jour le 04-02-2011
Dans l'enfer de la maniaco-dépression
Par Oliver Sachs
La psychose maniaco-dépressive touche 1% de la population. Celui qui en est frappé vit moralement dans une montagne russe. Le psychiatre américain Oliver Sachs analyse cet état limite, où, à une plage d’enthousiasme et d’intense créativité confinant parfois au génie succède fatalement une phase d’abattement quasi suicidaire. Un article à lire, dans son intégralité, dans le nouveau numéro de «BoOks» consacré à la folie.
« Le 5 juillet 1996, commence Michael Greenberg (1), ma fille a été prise de folie. » L’auteur ne perd pas de temps en préliminaires, et le livre avance promptement, de façon presque torrentielle, à partir de cette phrase introductive, à l’unisson des événements qu’il rapporte. Le déclenchement de la manie est soudain et explosif: Sally, sa fille de 15 ans, était dans un état survolté depuis quelques semaines, écoutant les Variations Goldberg par Glenn Gould sur son Walkman, plongée dans un volume de sonnets de Shakespeare jusqu’à des heures avancées de la nuit. Greenberg écrit: «Ouvrant le livre au hasard, je découvre d’invraisemblables griffonnages faits de flèches, de définitions, de mots entourés au stylo. Le Sonnet 13 ressemble à une page du Talmud, les marges remplies d’un si grand nombre de commentaires que le texte imprimé n’est guère plus qu’une tache au centre de la feuille. (…) Le poète Robert Lowell rapporte avoir vécu un épisode tout à fait semblable dans un accès d’"enthousiasme pathologique": "Le soir précédent mon enfermement, je courais dans les rues de Bloomington, Indiana […]. Je pensais pouvoir arrêter les voitures et paralyser leurs moteurs en me tenant simplement au milieu de la route, les bras écartés."» De telles crises d’exaltation et de tels actes aussi soudains que dangereux ne sont pas rares au début d’un accès maniaque.
Lowell a eu une vision du Mal dans le monde, et de lui-même, dans son «enthousiasme», sous la forme du Saint-Esprit. Sally a eu, d’une certaine manière, une vision analogue d’un effondrement moral (voyant autour d’elle l’anéantissement ou la répression du «génie» donné aux hommes par Dieu) et de sa propre mission – aider chacun à recouvrer ce droit imprescriptible perdu. Qu’une telle vision ait été à l’origine de sa confrontation passionnée avec les passants (l’étrangeté du comportement de Sally se doublant d’une forte conscience de ses pouvoirs), ses parents s’en sont rendu compte quand ils l’ont interrogée le lendemain: «Elle a eu une vision. Elle lui était venue quelques jours plus tôt, dans le square de Bleecker Street, alors qu’elle regardait deux petites filles jouer sur la passerelle en bois près du toboggan. Dans une illumination, elle avait discerné leur génie, leur génie inné et sans limites de petites filles, et pris dans le même temps conscience que nous sommes tous des génies, que l’idée même que le mot désigne a été faussée. Le génie n’est pas ce coup de chance tombé du ciel auquel on veut nous faire croire, non, il est aussi fondamental pour nous tous que notre idée de l’amour, notre idée de Dieu. Le génie, c’est l’enfance. Le Créateur nous le donne avec la vie, et la société l’extirpe hors de nous avant que nous ayons eu la chance de suivre les impulsions de nos âmes naturellement créatrices.»
«Sally a raconté sa vision aux petites filles du square. Elles ont semblé la comprendre parfaitement. Puis elle est sortie dans Bleecker Street et a découvert que sa vie avait changé. Les fleurs devant l’épicerie coréenne dans leurs vases en plastique vert, les couvertures des magazines dans la vitrine du marchand de journaux, les immeubles, les voitures – tout prenait une acuité au-delà de tout ce qu’elle avait imaginé. L’acuité, disait-elle, “du temps présent”. D’abord faible, une vague d’énergie a alors grossi depuis le centre de son être. Elle pouvait voir la vie cachée des choses, leurs détails et leur éclat, le génie canalisé qui avait fait d’elles ce qu’elles étaient. Ce qu’elle voyait avec le plus d’acuité était la souffrance que l’on pouvait lire sur les visages des gens qu’elle croisait.»
[…]
Les symptômes caractéristiques de la manie ont été reconnus, et distingués des autres formes de folie, depuis que les grands médecins de l’Antiquité ont écrit sur le sujet. Arétée de Cappadoce, au IIe siècle de notre ère, a décrit clairement comment des états agités et déprimés pouvaient alterner chez un même individu, mais la distinction entre les différentes formes de folie n’a été formalisée qu’avec l’essor de la psychiatrie en France, au XIXe siècle. C’est à cette époque que la folie circulaire ou folie à double forme (En français dans le texte NDLR) – ce qu’Emil Kraepelin devait appeler plus tard syndrome maniaco-dépressif et que nous appellerions de nos jours trouble bipolaire – fut distinguée du désordre beaucoup plus grave nommé dementia praecox ou schizophrénie. Mais les descriptions médicales, comme toute description faite de l’extérieur, ne peuvent jamais rendre compte de ce qu’éprouvent vraiment les patients sujets à de telles psychoses ; il n’y a ici aucun substitut aux témoignages de première main.
Les régions obscures de l’âme
Plusieurs récits personnels de ce type ont paru au fil des années, et l’un des meilleurs, à mon avis, est le témoignage de John Custance, publié en 1952 (2). On peut y lire: « La maladie mentale à laquelle je suis sujet est […] connue sous le nom de dépression maniaque, ou, plus exactement, de psychose maniaco-dépressive […]. L’état maniaque est un état d’exaltation, d’excitation agréable confinant parfois au comble de l’extase ; l’état dépressif est son exact opposé, un état de souffrance, d’abattement, et par moments, d’horreur absolue.»
Custance eut son premier accès maniaque à l’âge de 35 ans, et continua à souffrir périodiquement d’épisodes de manie ou de dépression pendant les vingt années suivantes: « Quand le système nerveux est profondément dérangé, les deux états psychiques contraires peuvent gagner quasi indéfiniment en intensité. J’ai eu parfois l’impression que mon trouble avait été spécialement conçu par la Providence pour illustrer les concepts chrétiens de Paradis et d’Enfer. Il m’a assurément montré qu’existent en moi-même des possibilités de paix intérieure et de bonheur au-delà de toute description, ainsi que des abîmes inconcevables de terreur et de désespoir.
Quand je considère la vie normale et la conscience de la “réalité”, j’ai l’impression de marcher sur un étroit plateau marquant la ligne de partage entre deux univers distincts l’un de l’autre. D’un côté, la pente est verdoyante et fertile, menant à un magnifique paysage où l’amour, la joie et les beautés infinies de la nature et des rêves attendent le voyageur; de l’autre, un dévers désolé et rocheux, où sont tapies les horreurs sans fin d’une imagination perturbée, descend vers un gouffre sans fond.
Dans la maladie maniaco-dépressive, cette crête est si étroite qu’il est extrêmement difficile de s’y maintenir. On commence à glisser ; le monde alentour change imperceptiblement. Pendant un temps, il est possible de conserver une sorte de prise sur la réalité. Mais, une fois qu’on a vraiment basculé, une fois que la prise sur la réalité est perdue, les forces de l’Inconscient prennent le dessus ; commence alors ce qui semble être un interminable voyage dans l’univers de la félicité ou l’univers de l’horreur, selon le cas, voyage sur lequel on n’exerce soi-même absolument aucun contrôle.»
[…]
C’est un stigmate qui affecte de nombreuses personnes, car la maladie maniaco-dépressive est présente dans toutes les cultures, et frappe au moins une personne sur cent – il y a, à tout moment, des millions de gens, dont certains sont encore plus jeunes que Sally, qui peuvent avoir à affronter ce qu’elle a affronté. Lucide, réaliste, compatissant, instructif, le livre de Grenberg pourrait constituer une sorte de guide pour ceux qui doivent s’aventurer dans les régions obscures de l’âme et surmonter l’épreuve d’un tel voyage – un guide, aussi, pour leurs familles et leurs amis, pour tous ceux qui veulent comprendre ce que leurs proches traversent. Peut-être aussi nous rappellera-t-il à quel point la crête de la normalité sur laquelle nous cheminons est étroite, les abîmes de la manie et de la dépression béant de part et d’autre. O.S.
Cet article est paru dans la «New York Review of Books» le 25 septembre 2008. Il a été traduit par Philippe Babo.
Médecin spécialisé dans les troubles mentaux, Oliver Sachs est notamment l’auteur de «l’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau» (Seuil). Il est professeur de neurologie et de psychiatrie à l'université Columbia de New York.
(1) «Le Jour où ma fille est devenue folle», de Michael Greenberg, Flammarion, 2010. Traduit par Pierre Gugliemina.
(2) « Le livre de la folie», Plon, 1954
Pour lire l’article dans son intégralité, http://www.booksmag.fr/sciences/ce-jour-la-sally-a-bascule/
Le magazine "BoOks" consacre son numéro de février 2011 à la folie.
Dans «BoOks» ce mois-ci
«BoOks» titre sur la folie, sujet réputé peu vendeur, angle mort de la presse française. Sous une couverture intitulée «Vivre avec sa folie» sont rassemblés les articles de grands confrères de la presse internationale, de la «New York Revue of Books» au «Anjo carteiro». Définition, diagnostic, hospitalisation, médicamentation, prévalence ou prévention: en marge des approches classiques, «BoOKs» opte pour la description. Et ce sont les malades eux-mêmes qui racontent ce que c’est que d’être un grand brûlé de l’âme, dans un monde parallèle où le statut de SDF paraîtrait presque enviable. Quel député relaie la parole du schizophrène retenu dans le formica d’un hôpital sans budget? Que comprend-on du maniacodépressif dans une société sans culture psychiatrique?
«Quand vous avez un cancer on vous envoie des fleurs; quand vous perdez l’esprit, jamais.», note Elyn Sachs, enseignante à l‘Université de San Diego sous antipsychotiques depuis quinze ans. Des lettres de malades reçues par Luiz Ferri Barros au Brésil après publication de son livre «Confessions d’un schizophrène» viennent clore ce grand reportage au cœur même de l’esprit humain. «Peut être que ma plus grande angoisse n’est pas causée par cette maladie incurable mais par le rejet et les préjugés avec lesquels les gens nous traitent», écrit une correspondante. Une autre encore: «J’ai vu tant d’absurdités en ce monde, je me demande parfois si cela vaudrait la peine d’être normale.» - Anne Crignon
Invité- Invité
Re: Dans l'enfer de la maniaco-dépression
Merci beaucoup pour cet article, très intéressant !
Lola759- Nombre de messages : 1951
Age : 37
Type troubles : Bipo?
Emploi / Statut : En reconversion
Date d'inscription : 25/11/2011
Re: Dans l'enfer de la maniaco-dépression
Rien à ajouter...Dans l'enfer de la maniaco-dépression
Par Oliver Sachs
[...]
C’est un stigmate qui affecte de nombreuses personnes, car la maladie maniaco-dépressive est présente dans toutes les cultures, et frappe au moins une personne sur cent – il y a, à tout moment, des millions de gens, dont certains sont encore plus jeunes que Sally, qui peuvent avoir à affronter ce qu’elle a affronté. Lucide, réaliste, compatissant, instructif, le livre de Grenberg pourrait constituer une sorte de guide pour ceux qui doivent s’aventurer dans les régions obscures de l’âme et surmonter l’épreuve d’un tel voyage – un guide, aussi, pour leurs familles et leurs amis, pour tous ceux qui veulent comprendre ce que leurs proches traversent. Peut-être aussi nous rappellera-t-il à quel point la crête de la normalité sur laquelle nous cheminons est étroite, les abîmes de la manie et de la dépression béant de part et d’autre. O.S.
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Merci Kairos pour cet article
Invité- Invité
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