Comment l'industrie pharmaceutique fabrique les maladies mentales
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Comment l'industrie pharmaceutique fabrique les maladies mentales
Mikkel Borch-Jacobsen : Comment l’industrie pharmaceutique fabrique les maladies mentales
Historien, philosophe et professeur de littérature comparée à l’université de Washington (Seattle), Mikkel Borch-Jacobsen est connu pour ses travaux très critiques sur Freud et la psychanalyse. Mais plus récemment, il s’est aussi attaqué à l’industrie pharmaceutique. Dans le documentaire Maladies à vendre, co-écrit avec Anne Georget et visible ici), il accuse les laboratoires de manipuler certains psychiatres pour créer des pathologies visant uniquement à écouler des médicaments. Son film a obtenu le 2ème Prix du Festival International du Film de Santé 2012 qui s'est tenu à Liège (catégorie "Promotion et Prévention Santé").
Peut-on résumer la thèse de « Maladies à vendre » en disant qu’avant, on fabriquait des médicaments pour répondre à des maladies, mais que maintenant, on fabrique des maladies pour répondre aux médicaments ?
Oui, c’est exactement ça. Cela a d’ailleurs commencé très tôt. Déjà dans les années 20, le laboratoire américain Warner-Lambert a inventé l’« halitose », une version médicalisée de la mauvaise haleine, afin d’écouler un antiseptique que jusqu’alors il n’arrivait pas à écouler, la Listerine®. Le succès a été phénoménal, la population américaine en consomme toujours ! Mais c’est surtout à partir des années 80 que l’industrie pharmaceutique a commencé à promouvoir, avec les techniques les plus raffinées du marketing et du branding, des maladies ad hoc afin de vendre ses molécules. On vend de nos jours des concepts de maladies exactement comme n’importe quel autre bien de consommation. L’industrie pharmaceutique s’adresse à des consommateurs qu’elle s’efforce de convaincre qu’ils ont un « besoin non couvert », en l’occurrence une maladie ou une condition à risque qu’il convient de traiter. Les marketeurs ont d’ailleurs un terme pour cela : c’est le condition branding, la « gestion de marque » des maladies. Alors que l’halitose avait été lancée au moyen d’une campagne de publicité classique, les techniques employées de nos jours sont beaucoup plus sophistiquées et passent par le corps médical recruté pour promouvoir telle ou telle « pathologie ».
Et particulièrement en psychiatrie, d’après vous ?
Tout à fait. Dans notre documentaire, nous ne nous sommes nullement limités à la psychiatrie, mais il est vrai que le phénomène des maladies fabriquées ou « façonnées » y est particulièrement évident. Il est très facile de « segmenter », comme disent les marketeurs, le marché des pathologies psy, parce qu’elles sont floues, variables, insaisissables. Alors qu’il faut déployer toutes sortes d’efforts pour modifier, disons, les seuils du cholestérol, de l’hypertension ou de l’ostéoporose, il est très aisé de manipuler les données dans le domaine psy. Prenez la dépression. Les bons cliniciens ont toujours su faire la différence entre la dépression dite endogène et la dépression dite exogène, occasionnée par des problèmes professionnels ou amoureux. Mais en même temps, comme l’explique Jerome Wakefield dans notre film, il n’est que trop facile de glisser de l’une à l’autre, car il n’y a pas de marqueur biologique permettant de les différencier. De même, comment considérer quelqu’un qui est anxieux et déprimé à la fois ? Est-il dépressif ? Anxieux ? Anxio-déprimé ? On peut modeler et découper les pathologies psy de mille et une façons, car elles se présentent rarement de manière univoque (c’est ce qu’on appelle la « co-morbidité »). Les marketeurs de l’industrie pharmaceutique en sont tout à fait conscients, et ils en profitent pour segmenter le marché des troubles mentaux selon leurs stratégies commerciales.
Dans notre film, Edward Shorter et David Healy donnent l’exemple de la dépression. A partir des années 50, les gens dits « névrosés » avaient tendance à présenter de l’angoisse, symptôme alors abondamment scruté par les psychanalystes. On leur donnait des anxiolytiques (des « tranquillisants », comme on disait à l’époque), notamment des benzodiazépines comme le Librium® ou le Valium®. Puis on s’est rendu compte au milieu des années 80 que les benzodiazépines étaient addictives, d’où une brutale chute des ventes. Il y avait donc un énorme marché à conquérir. La compagnie pharmaceutique Eli Lilly & Co s’y est engouffrée et a décidé de marketer une nouvelle molécule, un inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS), la fluoxétine, qui était restée pendant une quinzaine d’années sur leurs étagères sans qu’ils sachent trop quoi en faire. Cette molécule a été présentée non pas comme un tranquillisant contre l’angoisse, mais comme un antidépresseur non addictif, le Prozac®. Ça a été une opération marketing de génie, consistant à reformuler les troubles névrotiques en termes de dépression. Brusquement, les anxieux ont été recatégorisés en « dépressifs » auxquels il fallait donner du Prozac® pour ajuster leur niveau de sérotonine dans le cerveau, selon la théorie ad hoc lancée à cette occasion pour légitimer les vertus antidépressives de la fluoxétine. Ça a été le début de la fulgurante (et lucrative) carrière de la dépression, qui a duré un peu plus de dix ans. Durant les années 90, tout le monde s’est retrouvé dépressif.
Puis, quand le Prozac et les autres ISRS se sont retrouvés en bout de brevet à la fin de la décennie, il a fallu trouver autre chose. Les mêmes laboratoires ont commencé à promouvoir l’idée que si les gens prenant des antidépresseurs ne se portaient pas tellement mieux, c’est qu’ils avaient été mal diagnostiqués : en fait, leur dépression unipolaire masquait un trouble bipolaire. Le trouble bipolaire est l’héritier conceptuel de ce qu’on appelait naguère la psychose maniaco-dépressive, un grave trouble de l’humeur faisant osciller ceux qui en souffrent entre des états d’excitation maniaque et de dépression profonde. Sauf qu’aujourd’hui on a étendu cette notion de trouble bipolaire à toutes sortes de fluctuations de l’humeur. On parle maintenant d’un « spectre bipolaire » qui va de la psychose maniaco-dépressive, rebaptisée « trouble bipolaire I », aux variations d’humeur telles que nous les connaissons au quotidien, en passant par le trouble bipolaire II, III, IV, etc. Ce flou artistique (ou plutôt scientifique) permet aux laboratoires pharmaceutiques de vendre des antipsychotiques de seconde génération comme le Zyprexa® ou le Seroquel®, initialement brevetés pour la schizophrénie et les états hypomaniaques, à des gens qui sont vaguement déprimés. Ça va même plus loin : aux Etats-Unis ces antipsychotiques, présentés comme des « thymorégulateurs », sont donnés aux enfants turbulents à la place de la Ritaline® – forcément, puisque celle-ci n’est plus sous brevet… Ce qui rend ces enfants diabétiques, obèses et sujets à des troubles cardio-vasculaires. Idem avec les personnes âgées, puisque le nouveau concept à la mode est celui de « trouble bipolaire gériatrique » : des vieillards en maison de retraite, un peu agités ou déprimés, se retrouvent étiquetés « bipolaires » et assommés avec des antipsychotiques. Voilà donc comment ça fonctionne : on reformule les troubles psychiatriques afin de vendre de nouvelles molécules. Je vous parie que quand les brevets des antipsychotiques de seconde génération arriveront à expiration, on trouvera une nouvelle pathologie pour écouler les molécules qui prendront le relais.
Quelles nouvelles pathologies pourraient apparaître, et pour quel public ?
Lors d’un procès intenté en 2006 à Eli Lilly pour le marketing illégal du Zyprexa®, plusieurs centaines de documents internes de la compagnie datant de la fin des années 90 ont été rendus publics. L’un d’eux détaille quelles pathologies cibler pour le Zyprexa®, et selon quel calendrier. La plus grande priorité était accordée au trouble bipolaire, à la dépression avec aspects psychotiques, mais aussi à la dysthymie, la schizophrénie, la dépression unipolaire. C’est très exactement ce qui s’est passé au début des années 2000. La deuxième vague de marketing prévue par le laboratoire concernait des troubles psychiatriques moins marqués : la toxicomanie, les troubles anxieux, le trouble borderline, l’anorexie, les « troubles psychiatriques de faible intensité » (je ne sais même pas ce que ça veut dire !). C’est le point où nous sommes en ce moment. Et puis il y avait les priorités de troisième rang, pour le futur un peu plus lointain : les troubles des mouvements involontaires, l’autisme, le trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité, la boulimie, la douleur chronique, le trouble dysphorique prémenstruel, le dysfonctionnement sexuel, les « autres troubles de la personnalité » ( ?), la nausée et même les troubles vestibulaires. Tout cela sera traité avec du Zyprexa®, un antipsychotique. Voilà ce qu’on nous prépare ! C’est écrit, prévu, dans cet ordre. Ils vont demander à des médecins « leaders d’opinion » d’écrire des articles pour recommander l’utilisation de l’olanzapine (nom générique du Zyprexa®) dans ces pathologies. Puis les représentants médicaux iront voir les médecins généralistes et leur diront (tout bas, car ils n’ont pas le droit de démarcher leurs médicaments hors-AMM, c’est-à-dire en dehors de l’autorisation de mise sur le marché) : « Vous savez, ce médicament qui est prescrit pour les troubles bipolaires, des études montrent que c’est très bon aussi pour les troubles de l’équilibre… »
La plupart du temps, il ne s’agit donc pas d’une fabrication de maladie à proprement parler. Parfois c’est le cas, mais le plus souvent on circule à travers un paysage pathologique et on sélectionne des cibles pour des molécules, au gré des stratégies commerciales. C’est ainsi que brusquement, le public apprend qu’il existe une nouvelle pathologie - le trouble bipolaire, ou le syndrome du côlon irritable, ou la fibromyalgie - dont quasiment personne n’avait entendu parler auparavant. Les gens ne se rendent pas compte que s’ils connaissent à présent ces pathologies, c’est que des marketeurs ont travaillé en amont pendant des années pour braquer le projecteur sur elles.
Mais quand on a des médicaments à vendre, il faut bien convaincre les médecins que la maladie existe, non?
Les médecins généralistes, oui. Ce sont eux les véritables cibles de l’industrie pharmaceutique, puisqu’ils prescrivent les médicaments. Or ces médecins, dans leur grande majorité, ne sont pas à vendre. Ce sont des gens qui font très honnêtement leur travail, en se basant sur les dernières avancées de la science médicale (la « médecine basée sur les preuves », comme on dit). Mais cette science-là, diffusée dans les journaux scientifiques et dans les congrès médicaux, est complètement manipulée par les laboratoires. Autrefois, la recherche médicale se faisait à l’université, elle se conformait aux règles de l’académie. De nos jours, elle est solidaire économiquement, institutionnellement, de l’industrie pharmaceutique. Quand vous lisez un article scientifique, vous lisez quelque chose qui a été financé, contrôlé, formaté, quand ce n’est pas carrément écrit par l’industrie pharmaceutique. Or un généraliste travaillant toute la journée avec ses patients n’a pas le temps d’aller vérifier si les données sur lesquelles s’appuie l’étude sont correctes et ont été bien interprétées. Il faut être un expert pour cela. Si le New England Journal of Medicine sort un grand article sur les moyens de dépister, disons, le « pré-trouble cognitif léger » annonciateur de maladie d’Alzheimer, le généraliste va intégrer cette information et prescrire en prévention l’inhibiteur de la cholinestérase produit, comme par hasard, par le laboratoire ayant financé l’étude.
Mais les experts, eux, comment se laisseraient-il berner par l’industrie pharmaceutique ?
Réfléchissez un instant, comment fabrique-t-on un expert ? De nos jours, c’est quelqu’un qui a été choisi très tôt dans sa carrière par un laboratoire pour promouvoir soit une pathologie, soit un médicament. Un jeune chercheur ambitieux travaillera forcément sur un sujet qui intéresse les labos, car c’est comme cela qu’il pourra financer sa recherche. Les labos repèrent ainsi très vite les brillants sujets, ceux qu’ils appellent les product champions, les champions de produit qui, la plupart du temps de bonne foi, vont promouvoir une molécule, gravir les échelons de la profession, devenir grands professeurs à Harvard ou ailleurs, et gagner beaucoup d’argent avec des conférences, des essais cliniques, du conseil. C’est comme ça que se fabrique un key opinion leader, un leader d’opinion qui va transmettre le message de l’industrie aux généralistes. Les conflits d’intérêt sont évidents, permanents, massifs, mais la plupart du temps il n’y a pas de dessous de table ou de corruption caractérisée. Il s’agit en réalité d’une complicité institutionnelle, systémique, profonde, entre la recherche médicale et les laboratoires pharmaceutiques. Cela vaut pour l’Europe comme pour les Etats-Unis, même si le phénomène est plus flagrant outre-Atlantique du fait d’une plus grande dérégulation du marché de la santé.
Le discours ambiant pousse à traiter toutes les maladies à tout prix, y compris les non déclarées mais potentielles. Est-ce un effet pervers du principe de précaution ?
Nous touchons ici au concept de prévention. C’est une vache sacrée. De fait, qui serait assez cynique pour dire qu’il ne faut pas prévenir une maladie, sous prétexte que ça fait rentrer de l’argent dans les caisses de l’industrie pharmaceutique ? C’est cela le génie du marketing : toujours trouver l’argument imbattable, éthiquement irréprochable. Si on vous dit, sur la base d’une étude épidémiologique très sérieuse, qu’une personne dépressive sur six va se suicider et qu’il faut donc absolument donner à tous les déprimés du Zoloft® ou du Deroxat®, comment résister à ça ? Mieux vaut prévenir que guérir, c’est évident… De même, si des essais cliniques très sérieux établissent qu’au-delà d’un certain seuil de cholestérol vous risquez de développer des troubles cardio-vasculaires et qu’il faut donc prendre une statine comme le Lipitor® ou le Zocor® à titre préventif, comment résister ? Le problème, c’est que ces études épidémiologiques et ces essais cliniques très sérieux sont en règle générale téléguidés par l’industrie pharmaceutique. On en arrive à cette situation orwellienne où une médecine aux ordres décide de ce qui est bon pour vous en fonction des intérêts de l’industrie pharmaceutique. Le concept de prévention est faussement vertueux, car il est le plus souvent utilisé pour promouvoir des médicaments. La question de la prévention ne doit pas être posée dans l’abstrait, mais concrètement : par exemple, est-ce que diminuer le taux de cholestérol a un sens, et dans quels cas ? Est-ce la meilleure prévention possible contre les troubles cardio-vasculaires ? Si on pose la question comme ça, la réponse est non, parce que le cholestérol n’est pas la cause directe de ces troubles et que d’autres stratégies non-médicamenteuses sont beaucoup plus efficaces pour les prévenir si vous n’avez pas déjà eu un accident cardio-vasculaire. La même chose vaut pour la dépression : les antidépresseurs ISRS, loin de prévenir les suicides, sont susceptibles de les provoquer chez certains sujets, notamment les adolescents, alors que l’exercice physique ou certaines formes de psychothérapie comme les TCC sont tout aussi efficaces, sinon plus, tout en évitant les problèmes d’accoutumance et de rechute.
Vous rejoignez le point de vue de nombreux cliniciens français, souvent psychanalystes, opposés aux médicaments, au DSM… et à vous !
Dans mon esprit, il n’y a aucune contradiction. Ma cible, c’est toujours l’objectivation des théories dans le champ psy : on crée des artefacts à base de théorie, et ensuite on oublie qu’il s’agit d’artefacts. Par exemple, on fabrique de nouvelles formes pathologiques qu’on prend pour argent comptant alors qu’il s’agit de constructions (de « co-constructions », comme je les appelle, car les patients y collaborent en se conformant aux attentes des thérapeutes ou des médecins). De ce point de vue, la psychanalyse et la psychiatrie biologique sont logées à la même enseigne. Voyez comment la psychanalyse, historiquement, a « psychopathologisé » la vie quotidienne en étendant son approche à des problèmes qui ne relevaient pas, jusque-là, d’un traitement de type médical : rêves diurnes et nocturnes, lapsus, actes manqués, mais aussi deuils, échecs, événements traumatiques, relations conjugales, difficultés professionnelles, conflits familiaux, troubles de la conduite. Lorsque l’industrie pharmaceutique, par l’intermédiaire de la psychiatrie biologique, transforme la timidité en phobie sociale ou la turbulence enfantine en trouble de l’attention avec hyperactivité, elle ne fait que s’engouffrer, avec ses propres solutions médicamenteuses, dans une brèche déjà largement ouverte par la psychanalyse et les différentes formes de psychothérapie qui en sont issues. L’approche psychodynamique et l’approche biomédicale sont certes différentes, mais elles ont ceci en commun qu’elles s’aveuglent au fait que dans le domaine psy, c’est souvent le traitement lui-même qui crée, ou du moins façonne, co-produit le problème. Quand on vous dit qu’il faut traiter la dépression avec des ISRS, on ne voit pas que le trouble émerge de concert avec le traitement proposé, exactement comme la névrose de transfert est un produit du dispositif psychanalytique.
Vous êtes malgré tout d’accord avec les psychanalystes qui crient au complot néolibéral ?
Il y a un complot, c’est clair ! Il ne prend pas la forme d’une bande de gangsters se réunissant autour d’une table dans une cave à New York, mais c’est un complot au sens où des forces immenses, de véritables empires industriels et financiers conspirent pour engager la médecine et la psychiatrie dans une certaine direction.
C’est plutôt une stratégie marketing qu’un complot ?
C’est ça. Il s’agit de stratégies aussi anonymes que ces sociétés cotées en Bourse que sont les compagnies pharmaceutiques. La raison d’être des labos n’est pas la santé publique mais l’optimisation des profits des actionnaires, et ces gens font leur travail, tout simplement. Et ils le font de façon extraordinairement efficace, proprement irrésistible. Voyez comment la psychiatrie biologique promue par l’industrie pharmaceutique a partout balayé la psychanalyse, même si celle-ci résiste encore un peu dans ce petit village gaulois qu’est la France. Fondamentalement, la psychanalyse fait la même chose que la psychiatrie biologique, mais à un niveau artisanal. Comparés aux marketeurs de l’industrie, les psychanalystes sont de petites mains. C’est d’ailleurs pourquoi la critique de Freud et de la psychanalyse est si facile : il suffit de montrer que la théorie est mal fondée, que les bases cliniques n’existent pas… Mais critiquer l’industrie pharmaceutique, c’est une autre paire de manches ! Vous vous attaquez à d’énormes intérêts industriels, économiques, politiques.
Vous mentionnez à la fin de votre documentaire que les représentants de cette industrie n’ont pas voulu vous rencontrer. Quelle raison ont-ils donnée ?
Aucune. Ils n’ont pas besoin d’en donner. Dans la plupart des cas, ils ne répondent même pas.
Pour qu’ils répondent, il faut un procès ?
Absolument. C’est ce que dit l’un des intervenants du film, John Abramson : les données des essais cliniques financés par les laboratoires sont tenues aussi secrètes que la formule du Coca-Cola et la seule façon d’accéder à l’information est de les traîner devant les tribunaux. Naguère, les psychanalystes invoquaient le secret médical pour empêcher qu’on sache ce qui s’est passé dans le cabinet de Freud. Les laboratoires pharmaceutiques, eux, brandissent le secret industriel et ils ont des armées d’avocats pour le défendre.
Si ces stratégies remportent un tel succès commercial, n’est-ce pas aussi pour répondre à une réelle demande du public, qui veut une étiquette précise pour ses troubles, avec un médicament promettant une guérison rapide et sans efforts ?
Bien sûr. C’est ce que j’appelle la co-production des troubles psys. Ces derniers ne sont pas des entités objectives, à l’inverse d’une infection bactérienne par exemple. Le thérapeute et le patient coopèrent pour créer de nouveaux troubles qui évoluent, changent, se remplacent les uns les autres au sein de cultures qui ont chacune leur propre façon de traiter les maladies de l’âme. Le patient cherche une solution à ses problèmes et il utilise pour les exprimer un certain langage, un « idiome de détresse » comme disent les anthropologues, qui appelle un traitement donné. On ne doit donc jamais concevoir l’émergence d’une pathologie psy en termes de création unilatérale : le patient s’adapte aux thérapies, aux théories, aux concepts promus par les thérapeutes ou les médecins. De nos jours, par exemple, les patients sont devenus des consommateurs qui veulent du Prozac® pour leur dépression, de la Ritaline® pour leurs problèmes de concentration, du Xanax® pour leur anxiété et leur stress, etc. Ils en redemandent parce qu’on leur en offre, et on leur en offre pour qu’ils en redemandent. Le marketing est l’art de créer la demande et les marketeurs des labos vont donc toujours s’arranger pour marketer des pathologies susceptible d’intéresser les patients, exactement comme Apple lance des produits répondant à l’« attente » des consommateurs - même si, bien sûr, ceux-ci n’en savaient rien avant qu’on les leur propose…
Il y aurait donc des effets de mode, comme quand des vagues de patients, de façon éphémère, ont développé des troubles hystériques ou de la personnalité multiple ? Peut-on aujourd’hui devenir dépressif ou bipolaire parce que c’est la mode et qu’il y a un marché pour ça ?
Je pense que c’est exactement ce qui se passe. Je sais bien que ça peut paraître cynique de présenter les choses ainsi, mais si vous raisonnez en termes historiques cela devient très évident. Evidemment, ça ne veut pas dire que M. Dupont va décider un beau jour, au petit-déjeuner, de devenir déprimé. Mais il sera dans un environnement culturel et social tel que lorsqu’il aura besoin d’exprimer son mal-être, il se laissera aller à la dépression plutôt qu’à la « crise de nerfs » ou à l’hystérie. Au XIXe siècle, la même personne aurait développé des paralysies ou des contractures hystériques, parce que c’était le langage idoine à l’époque. De nos jours, par contre, plus personne ne croit à l’hystérie, donc vous n’allez pas développer ces symptômes - on vous rirait au nez ! En revanche, si vous manifestez un comportement de dépressif, vous serez pris au sérieux, et ce d’autant plus que toutes sortes de forces vont converger pour vous pousser vers cette maladie : l’industrie aura un médicament pour votre problème, votre généraliste sera tout prêt à vous le prescrire, il sera remboursé par la Sécurité Sociale, et ainsi de suite.
La psychiatrie a-t-elle connu un âge d’or où on savait mieux comprendre les maladies et mieux s’y prendre avec les patients, ou a-t-elle toujours été, à vous en croire, un rideau de fumée ?
Ce n’est pas un rideau de fumée, puisqu’il y a effectivement des gens qui souffrent et des professions qui en vivent. C’est une construction. Or une construction, si on veut bien y penser, c’est solide. Ça tient debout. Ce n’est pas parce que c’est construit que c’est faux, irréel. Ce n’est pas un rideau de fumée, on se cogne contre ce mur-là ! Simplement, après un certain temps, les constructions se dégradent et sont remplacées par d’autres. C’est ça, l’histoire de la psychiatrie.
Alors y a-t-il une construction meilleure qu’une autre ?
Je ne pense pas – du moins pour l’instant. Dans le domaine de la psychiatrie, quelques concepts surnagent mieux que d’autres : les grands continents de la psychose maniaco-dépressive et de la schizophrénie, même si leurs frontières sont floues et si les termes changent. Mais pour le reste, c’est tout et n’importe quoi, ça bouge tout le temps. C’est d’ailleurs ce qui m’a amené à étudier le condition branding pharmaceutique, car aujourd’hui les choses évoluent beaucoup plus vite qu’avant et cela rend le phénomène beaucoup plus évident. Pour qu’on passe des convulsions des possédés démoniaques aux paralysies, contractures et anesthésies de l’hystérie du XIXe, il a fallu plusieurs siècles. Pour qu’on passe de la « grande hystérie » de Charcot aux anxieux et obsessionnels des années 60, il a fallu près d’un siècle. Mais il a fallu à peine quelques années pour passer de l’anxiété à la dépression, puis, dix ans plus tard, de celle-ci au trouble bipolaire. Sans compter qu’on a assisté parallèlement à une floraison de nouvelles pathologies due au fait qu’il fallait trouver des niches de marché pour les ISRS concurrents du Prozac® et du Zoloft®. On a donc eu droit au cours des années 90 à la phobie sociale, aux TOC, au trouble du stress post-traumatique, au trouble panique, au syndrome dysphorique pré-menstruel, plus récemment à la douleur neuropathique périphérique et à la fibromyalgie – tout cela traité par des molécules « me too » à peine différentes du Prozac®. Chaque fois, on nous présente ces nouveaux « paquets » maladie/médicament comme la dernière avancée de la science psychiatrique, mais il ne s’agit en fait que de réarrangements du paysage psychopathologique, sans réel intérêt médical.
Il y a pourtant bien des patients auxquels ces médicaments ont sauvé la vie ?
Entendons-nous bien, je ne suis nullement opposé aux médicaments lorsqu’ils sont efficaces. C’est une question à examiner au cas par cas, de façon pragmatique et non idéologique. Si l’on s’en tient au domaine psychiatrique, il est indéniable que les premiers neuroleptiques introduits au début des années 50 ont radicalement changé la vie des gens souffrant de psychoses. Pour la première fois, on pouvait calmer les patients en période hypomaniaque, par exemple. Mais il faut bien voir que ces médicaments ne les ont jamais guéris. Ils ont rendu la tâche plus facile aux psychiatres et la vie un peu moins difficile pour les patients et leurs proches. Très vite, pourtant, on s’est rendu compte qu’ils produisaient toutes sortes d’effets secondaires tellement débilitants que bien des patients estimaient que ça ne valait pas le coup : plutôt délirer qu’avoir des symptômes extrapyramidaux et des troubles neurologiques irréversibles comme la dyskinésie tardive. Les antipsychotiques de seconde génération, dits « atypiques », étaient censés ne plus présenter ces effets secondaires, mais là encore on s’est compte qu’il y en a d’autres : obésité, diabète, pancréatite, troubles cardio-vasculaires… L’histoire de la psychopharmacologie est une répétition constante des mêmes emballements thérapeutiques suivis des mêmes déceptions. Certains psychotropes se sont révélés addictifs, comme les barbituriques, les amphétamines, les benzodiazépines et les antidépresseurs ISRS ; d’autres provoquent des troubles neurologiques ou cardio-vasculaires, comme je viens de le dire. Les laboratoires qui vendent ces molécules ont bien sûr tout intérêt à promouvoir leurs effets bénéfiques et à minimiser leurs effets néfastes en les qualifiant d’effets « secondaires », mais il s’agit en réalité d’effets tout à fait primaires ! Souvent, les laboratoires cachent même ces effets de façon tout à fait délibérée. On sait maintenant que Pfizer et GlaxoSmithKline ont passé sous silence que leurs ISRS Zoloft® et Deroxat® pouvaient provoquer chez certains des comportements suicidaires et même homicides. Eli Lilly, de même, a tout fait pour dissimuler que le Zyprexa® causait du diabète.
Comment êtes-vous passé de la critique de la psychanalyse à celle de l’industrie pharmaceutique ?
Ma critique de la psychanalyse s’insère dans une critique plus générale de toutes les théories psychologiques et psychiatriques qui prétendent décrire et expliquer des faits psychiques qu’elles contribuent elles-même à produire, à « co-produire ». C’est pourquoi j’étudie depuis longtemps cette co-production sur le long terme, en historien et anthropologue des troubles psy. Or, comme je le disais plus haut, j’ai été frappé au bout d’un moment par l’accélération contemporaine de ce processus. Aux Etats-Unis, où je vis une partie de l’année, il suffit d’ouvrir la télévision pour être bombardé de messages publicitaires sur la dépression, le trouble bipolaire, la fibromyalgie, le syndrome des jambes agitées, que sais-je encore : « Parlez-en à votre médecin »… En tirant le fil, je suis vite arrivé au marketing, car c’est là que les choses se passent, se fabriquent. Ce qui m’a vraiment fasciné, c’est de voir comment les marketeurs promeuvent sciemment ces troubles psy. Je les trouve beaucoup plus intelligents et sophistiqués que les psychiatres et les psychanalystes, car ils ont parfaitement compris que ces troubles ne sont pas des entités fixes, des réalités objectives, mais des constructions. En conséquence, ils construisent et déconstruisent à tout va.
Ils ne croient pas à la psychiatrie ?
Pas du tout. Ils croient au marché ! Ils considèrent les patients comme des consommateurs, avec lesquels il faut trouver un point d’accord pour vendre un produit qui leur plaît : placebo, « je plairai ». Les marketeurs font de façon consciente ce que les psychiatres et psychanalystes font de façon inconsciente, sans le savoir. Un ouvrage classique de marketing s’intitule Getting to say yes : comment amener quelqu’un à dire oui pour acheter votre salade ? Les marketeurs utilisent ces techniques de façon magnifique.
Ce sont les meilleurs psychologues ?
Ils sont bien meilleurs que les psychologues ! Ils ont compris quelque chose de fondamental dans la psychologie de l’être humain, qui est que ce dernier est un être « réactif », interactif, qui négocie constamment avec son environnement et avec les autres, avec tous les effets de boucle que cela suppose. On ne peut donc pas parler de lui, en en faisant un objet de connaissance ou un patient passif, car quoi qu’on fasse on parle avec lui. Voyez par exemple la façon dont l’industrie pharmaceutique utilise les associations de patients, c’est tout à fait extraordinaire. Historiquement, ces associations sont apparues dès les années 30 avec les Alcooliques Anonymes, mais elles ont vraiment pris de l’ampleur dans les années 60-70. Or, au départ, elles étaient très critiques et méfiantes vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique. Mais à partir des années 80, cette relation antagoniste s’est transformée en collaboration, notamment à l’occasion de la crise du SIDA. L’industrie a compris qu’elle pouvait coopter les patients pour promouvoir son message. Elle leur a dit : « Nous avons un objectif commun : informer et empower les malades, en leur permettant de prendre en main leur pathologie et de mieux la traiter. Nous sommes prêts à vous aider avec de l’argent, des locaux, des experts. » L’une après l’autre, les associations de patients ont été phagocytées. Une majorité d’entre elles ne sont plus aujourd’hui que des porte-voix de l’industrie pharmaceutique, comme la National Alliance on Mental Illness aux Etats-Unis ou la Global Alliance of Mental Illness Advocacy Networks en Europe. Je sais bien que je vais choquer beaucoup de monde en disant cela, mais c’est malheureusement la vérité. Evidemment, les membres de ces associations vous diront qu’ils ne sont nullement manipulés par l’industrie : « Nous sommes parfaitement conscients de ce que nous faisons, nous nous inscrivons dans un partenariat gagnant-gagnant avec l’industrie... » Cette notion de partenariat est essentielle. L’industrie, au lieu de s’installer dans le conflit, fait de la collaboration : getting to say yes… Les patients deviennent des partenaires, des collaborateurs qui disent « oui » à l’offre qui leur est faite et qui en redemandent. Du coup, on en arrive à un point où la critique devient très difficile. Elle est facile quand l’industrie promeut sciemment des médicaments dont elle connaît les effets secondaires négatifs, comme dans le cas du Mediator® ou du Vioxx®. Mais que dire à des patients qui veulent être considérés comme bipolaires et qui veulent être traités avec les derniers médicaments sortis du pipeline pharmaceutique ? Qui sommes-nous pour leur dire non ? On entre ici dans des problèmes éthiques très complexes, qui touchent à la liberté de choix. La grande force des marketeurs, c’est qu’ils manipulent l’idée même de responsabilité, de choix volontaire.
Après avoir été ostracisé en France pour Le livre noir de la psychanalyse, beaucoup de psys doivent maintenant vous accueillir à bras ouverts ?
Toute critique des laboratoires pharmaceutiques est très bien reçue, évidemment. Pas seulement chez les psychanalystes, qui sont opposés aux laboratoires de façon viscérale et finalement très naïve, car ils ne savent même pas de quoi ils parlent. Mais aussi dans mon milieu naturel, disons les gens de gauche, qui ont une certaine conscience politique. Avant, on me traitait de réactionnaire et de révisionniste, quand ce n’est pas pire. Maintenant on me complimente pour ma lucidité politique… C’est très rafraîchissant !
Historien, philosophe et professeur de littérature comparée à l’université de Washington (Seattle), Mikkel Borch-Jacobsen est connu pour ses travaux très critiques sur Freud et la psychanalyse. Mais plus récemment, il s’est aussi attaqué à l’industrie pharmaceutique. Dans le documentaire Maladies à vendre, co-écrit avec Anne Georget et visible ici), il accuse les laboratoires de manipuler certains psychiatres pour créer des pathologies visant uniquement à écouler des médicaments. Son film a obtenu le 2ème Prix du Festival International du Film de Santé 2012 qui s'est tenu à Liège (catégorie "Promotion et Prévention Santé").
Peut-on résumer la thèse de « Maladies à vendre » en disant qu’avant, on fabriquait des médicaments pour répondre à des maladies, mais que maintenant, on fabrique des maladies pour répondre aux médicaments ?
Oui, c’est exactement ça. Cela a d’ailleurs commencé très tôt. Déjà dans les années 20, le laboratoire américain Warner-Lambert a inventé l’« halitose », une version médicalisée de la mauvaise haleine, afin d’écouler un antiseptique que jusqu’alors il n’arrivait pas à écouler, la Listerine®. Le succès a été phénoménal, la population américaine en consomme toujours ! Mais c’est surtout à partir des années 80 que l’industrie pharmaceutique a commencé à promouvoir, avec les techniques les plus raffinées du marketing et du branding, des maladies ad hoc afin de vendre ses molécules. On vend de nos jours des concepts de maladies exactement comme n’importe quel autre bien de consommation. L’industrie pharmaceutique s’adresse à des consommateurs qu’elle s’efforce de convaincre qu’ils ont un « besoin non couvert », en l’occurrence une maladie ou une condition à risque qu’il convient de traiter. Les marketeurs ont d’ailleurs un terme pour cela : c’est le condition branding, la « gestion de marque » des maladies. Alors que l’halitose avait été lancée au moyen d’une campagne de publicité classique, les techniques employées de nos jours sont beaucoup plus sophistiquées et passent par le corps médical recruté pour promouvoir telle ou telle « pathologie ».
Et particulièrement en psychiatrie, d’après vous ?
Tout à fait. Dans notre documentaire, nous ne nous sommes nullement limités à la psychiatrie, mais il est vrai que le phénomène des maladies fabriquées ou « façonnées » y est particulièrement évident. Il est très facile de « segmenter », comme disent les marketeurs, le marché des pathologies psy, parce qu’elles sont floues, variables, insaisissables. Alors qu’il faut déployer toutes sortes d’efforts pour modifier, disons, les seuils du cholestérol, de l’hypertension ou de l’ostéoporose, il est très aisé de manipuler les données dans le domaine psy. Prenez la dépression. Les bons cliniciens ont toujours su faire la différence entre la dépression dite endogène et la dépression dite exogène, occasionnée par des problèmes professionnels ou amoureux. Mais en même temps, comme l’explique Jerome Wakefield dans notre film, il n’est que trop facile de glisser de l’une à l’autre, car il n’y a pas de marqueur biologique permettant de les différencier. De même, comment considérer quelqu’un qui est anxieux et déprimé à la fois ? Est-il dépressif ? Anxieux ? Anxio-déprimé ? On peut modeler et découper les pathologies psy de mille et une façons, car elles se présentent rarement de manière univoque (c’est ce qu’on appelle la « co-morbidité »). Les marketeurs de l’industrie pharmaceutique en sont tout à fait conscients, et ils en profitent pour segmenter le marché des troubles mentaux selon leurs stratégies commerciales.
Dans notre film, Edward Shorter et David Healy donnent l’exemple de la dépression. A partir des années 50, les gens dits « névrosés » avaient tendance à présenter de l’angoisse, symptôme alors abondamment scruté par les psychanalystes. On leur donnait des anxiolytiques (des « tranquillisants », comme on disait à l’époque), notamment des benzodiazépines comme le Librium® ou le Valium®. Puis on s’est rendu compte au milieu des années 80 que les benzodiazépines étaient addictives, d’où une brutale chute des ventes. Il y avait donc un énorme marché à conquérir. La compagnie pharmaceutique Eli Lilly & Co s’y est engouffrée et a décidé de marketer une nouvelle molécule, un inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS), la fluoxétine, qui était restée pendant une quinzaine d’années sur leurs étagères sans qu’ils sachent trop quoi en faire. Cette molécule a été présentée non pas comme un tranquillisant contre l’angoisse, mais comme un antidépresseur non addictif, le Prozac®. Ça a été une opération marketing de génie, consistant à reformuler les troubles névrotiques en termes de dépression. Brusquement, les anxieux ont été recatégorisés en « dépressifs » auxquels il fallait donner du Prozac® pour ajuster leur niveau de sérotonine dans le cerveau, selon la théorie ad hoc lancée à cette occasion pour légitimer les vertus antidépressives de la fluoxétine. Ça a été le début de la fulgurante (et lucrative) carrière de la dépression, qui a duré un peu plus de dix ans. Durant les années 90, tout le monde s’est retrouvé dépressif.
Puis, quand le Prozac et les autres ISRS se sont retrouvés en bout de brevet à la fin de la décennie, il a fallu trouver autre chose. Les mêmes laboratoires ont commencé à promouvoir l’idée que si les gens prenant des antidépresseurs ne se portaient pas tellement mieux, c’est qu’ils avaient été mal diagnostiqués : en fait, leur dépression unipolaire masquait un trouble bipolaire. Le trouble bipolaire est l’héritier conceptuel de ce qu’on appelait naguère la psychose maniaco-dépressive, un grave trouble de l’humeur faisant osciller ceux qui en souffrent entre des états d’excitation maniaque et de dépression profonde. Sauf qu’aujourd’hui on a étendu cette notion de trouble bipolaire à toutes sortes de fluctuations de l’humeur. On parle maintenant d’un « spectre bipolaire » qui va de la psychose maniaco-dépressive, rebaptisée « trouble bipolaire I », aux variations d’humeur telles que nous les connaissons au quotidien, en passant par le trouble bipolaire II, III, IV, etc. Ce flou artistique (ou plutôt scientifique) permet aux laboratoires pharmaceutiques de vendre des antipsychotiques de seconde génération comme le Zyprexa® ou le Seroquel®, initialement brevetés pour la schizophrénie et les états hypomaniaques, à des gens qui sont vaguement déprimés. Ça va même plus loin : aux Etats-Unis ces antipsychotiques, présentés comme des « thymorégulateurs », sont donnés aux enfants turbulents à la place de la Ritaline® – forcément, puisque celle-ci n’est plus sous brevet… Ce qui rend ces enfants diabétiques, obèses et sujets à des troubles cardio-vasculaires. Idem avec les personnes âgées, puisque le nouveau concept à la mode est celui de « trouble bipolaire gériatrique » : des vieillards en maison de retraite, un peu agités ou déprimés, se retrouvent étiquetés « bipolaires » et assommés avec des antipsychotiques. Voilà donc comment ça fonctionne : on reformule les troubles psychiatriques afin de vendre de nouvelles molécules. Je vous parie que quand les brevets des antipsychotiques de seconde génération arriveront à expiration, on trouvera une nouvelle pathologie pour écouler les molécules qui prendront le relais.
Quelles nouvelles pathologies pourraient apparaître, et pour quel public ?
Lors d’un procès intenté en 2006 à Eli Lilly pour le marketing illégal du Zyprexa®, plusieurs centaines de documents internes de la compagnie datant de la fin des années 90 ont été rendus publics. L’un d’eux détaille quelles pathologies cibler pour le Zyprexa®, et selon quel calendrier. La plus grande priorité était accordée au trouble bipolaire, à la dépression avec aspects psychotiques, mais aussi à la dysthymie, la schizophrénie, la dépression unipolaire. C’est très exactement ce qui s’est passé au début des années 2000. La deuxième vague de marketing prévue par le laboratoire concernait des troubles psychiatriques moins marqués : la toxicomanie, les troubles anxieux, le trouble borderline, l’anorexie, les « troubles psychiatriques de faible intensité » (je ne sais même pas ce que ça veut dire !). C’est le point où nous sommes en ce moment. Et puis il y avait les priorités de troisième rang, pour le futur un peu plus lointain : les troubles des mouvements involontaires, l’autisme, le trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité, la boulimie, la douleur chronique, le trouble dysphorique prémenstruel, le dysfonctionnement sexuel, les « autres troubles de la personnalité » ( ?), la nausée et même les troubles vestibulaires. Tout cela sera traité avec du Zyprexa®, un antipsychotique. Voilà ce qu’on nous prépare ! C’est écrit, prévu, dans cet ordre. Ils vont demander à des médecins « leaders d’opinion » d’écrire des articles pour recommander l’utilisation de l’olanzapine (nom générique du Zyprexa®) dans ces pathologies. Puis les représentants médicaux iront voir les médecins généralistes et leur diront (tout bas, car ils n’ont pas le droit de démarcher leurs médicaments hors-AMM, c’est-à-dire en dehors de l’autorisation de mise sur le marché) : « Vous savez, ce médicament qui est prescrit pour les troubles bipolaires, des études montrent que c’est très bon aussi pour les troubles de l’équilibre… »
La plupart du temps, il ne s’agit donc pas d’une fabrication de maladie à proprement parler. Parfois c’est le cas, mais le plus souvent on circule à travers un paysage pathologique et on sélectionne des cibles pour des molécules, au gré des stratégies commerciales. C’est ainsi que brusquement, le public apprend qu’il existe une nouvelle pathologie - le trouble bipolaire, ou le syndrome du côlon irritable, ou la fibromyalgie - dont quasiment personne n’avait entendu parler auparavant. Les gens ne se rendent pas compte que s’ils connaissent à présent ces pathologies, c’est que des marketeurs ont travaillé en amont pendant des années pour braquer le projecteur sur elles.
Mais quand on a des médicaments à vendre, il faut bien convaincre les médecins que la maladie existe, non?
Les médecins généralistes, oui. Ce sont eux les véritables cibles de l’industrie pharmaceutique, puisqu’ils prescrivent les médicaments. Or ces médecins, dans leur grande majorité, ne sont pas à vendre. Ce sont des gens qui font très honnêtement leur travail, en se basant sur les dernières avancées de la science médicale (la « médecine basée sur les preuves », comme on dit). Mais cette science-là, diffusée dans les journaux scientifiques et dans les congrès médicaux, est complètement manipulée par les laboratoires. Autrefois, la recherche médicale se faisait à l’université, elle se conformait aux règles de l’académie. De nos jours, elle est solidaire économiquement, institutionnellement, de l’industrie pharmaceutique. Quand vous lisez un article scientifique, vous lisez quelque chose qui a été financé, contrôlé, formaté, quand ce n’est pas carrément écrit par l’industrie pharmaceutique. Or un généraliste travaillant toute la journée avec ses patients n’a pas le temps d’aller vérifier si les données sur lesquelles s’appuie l’étude sont correctes et ont été bien interprétées. Il faut être un expert pour cela. Si le New England Journal of Medicine sort un grand article sur les moyens de dépister, disons, le « pré-trouble cognitif léger » annonciateur de maladie d’Alzheimer, le généraliste va intégrer cette information et prescrire en prévention l’inhibiteur de la cholinestérase produit, comme par hasard, par le laboratoire ayant financé l’étude.
Mais les experts, eux, comment se laisseraient-il berner par l’industrie pharmaceutique ?
Réfléchissez un instant, comment fabrique-t-on un expert ? De nos jours, c’est quelqu’un qui a été choisi très tôt dans sa carrière par un laboratoire pour promouvoir soit une pathologie, soit un médicament. Un jeune chercheur ambitieux travaillera forcément sur un sujet qui intéresse les labos, car c’est comme cela qu’il pourra financer sa recherche. Les labos repèrent ainsi très vite les brillants sujets, ceux qu’ils appellent les product champions, les champions de produit qui, la plupart du temps de bonne foi, vont promouvoir une molécule, gravir les échelons de la profession, devenir grands professeurs à Harvard ou ailleurs, et gagner beaucoup d’argent avec des conférences, des essais cliniques, du conseil. C’est comme ça que se fabrique un key opinion leader, un leader d’opinion qui va transmettre le message de l’industrie aux généralistes. Les conflits d’intérêt sont évidents, permanents, massifs, mais la plupart du temps il n’y a pas de dessous de table ou de corruption caractérisée. Il s’agit en réalité d’une complicité institutionnelle, systémique, profonde, entre la recherche médicale et les laboratoires pharmaceutiques. Cela vaut pour l’Europe comme pour les Etats-Unis, même si le phénomène est plus flagrant outre-Atlantique du fait d’une plus grande dérégulation du marché de la santé.
Le discours ambiant pousse à traiter toutes les maladies à tout prix, y compris les non déclarées mais potentielles. Est-ce un effet pervers du principe de précaution ?
Nous touchons ici au concept de prévention. C’est une vache sacrée. De fait, qui serait assez cynique pour dire qu’il ne faut pas prévenir une maladie, sous prétexte que ça fait rentrer de l’argent dans les caisses de l’industrie pharmaceutique ? C’est cela le génie du marketing : toujours trouver l’argument imbattable, éthiquement irréprochable. Si on vous dit, sur la base d’une étude épidémiologique très sérieuse, qu’une personne dépressive sur six va se suicider et qu’il faut donc absolument donner à tous les déprimés du Zoloft® ou du Deroxat®, comment résister à ça ? Mieux vaut prévenir que guérir, c’est évident… De même, si des essais cliniques très sérieux établissent qu’au-delà d’un certain seuil de cholestérol vous risquez de développer des troubles cardio-vasculaires et qu’il faut donc prendre une statine comme le Lipitor® ou le Zocor® à titre préventif, comment résister ? Le problème, c’est que ces études épidémiologiques et ces essais cliniques très sérieux sont en règle générale téléguidés par l’industrie pharmaceutique. On en arrive à cette situation orwellienne où une médecine aux ordres décide de ce qui est bon pour vous en fonction des intérêts de l’industrie pharmaceutique. Le concept de prévention est faussement vertueux, car il est le plus souvent utilisé pour promouvoir des médicaments. La question de la prévention ne doit pas être posée dans l’abstrait, mais concrètement : par exemple, est-ce que diminuer le taux de cholestérol a un sens, et dans quels cas ? Est-ce la meilleure prévention possible contre les troubles cardio-vasculaires ? Si on pose la question comme ça, la réponse est non, parce que le cholestérol n’est pas la cause directe de ces troubles et que d’autres stratégies non-médicamenteuses sont beaucoup plus efficaces pour les prévenir si vous n’avez pas déjà eu un accident cardio-vasculaire. La même chose vaut pour la dépression : les antidépresseurs ISRS, loin de prévenir les suicides, sont susceptibles de les provoquer chez certains sujets, notamment les adolescents, alors que l’exercice physique ou certaines formes de psychothérapie comme les TCC sont tout aussi efficaces, sinon plus, tout en évitant les problèmes d’accoutumance et de rechute.
Vous rejoignez le point de vue de nombreux cliniciens français, souvent psychanalystes, opposés aux médicaments, au DSM… et à vous !
Dans mon esprit, il n’y a aucune contradiction. Ma cible, c’est toujours l’objectivation des théories dans le champ psy : on crée des artefacts à base de théorie, et ensuite on oublie qu’il s’agit d’artefacts. Par exemple, on fabrique de nouvelles formes pathologiques qu’on prend pour argent comptant alors qu’il s’agit de constructions (de « co-constructions », comme je les appelle, car les patients y collaborent en se conformant aux attentes des thérapeutes ou des médecins). De ce point de vue, la psychanalyse et la psychiatrie biologique sont logées à la même enseigne. Voyez comment la psychanalyse, historiquement, a « psychopathologisé » la vie quotidienne en étendant son approche à des problèmes qui ne relevaient pas, jusque-là, d’un traitement de type médical : rêves diurnes et nocturnes, lapsus, actes manqués, mais aussi deuils, échecs, événements traumatiques, relations conjugales, difficultés professionnelles, conflits familiaux, troubles de la conduite. Lorsque l’industrie pharmaceutique, par l’intermédiaire de la psychiatrie biologique, transforme la timidité en phobie sociale ou la turbulence enfantine en trouble de l’attention avec hyperactivité, elle ne fait que s’engouffrer, avec ses propres solutions médicamenteuses, dans une brèche déjà largement ouverte par la psychanalyse et les différentes formes de psychothérapie qui en sont issues. L’approche psychodynamique et l’approche biomédicale sont certes différentes, mais elles ont ceci en commun qu’elles s’aveuglent au fait que dans le domaine psy, c’est souvent le traitement lui-même qui crée, ou du moins façonne, co-produit le problème. Quand on vous dit qu’il faut traiter la dépression avec des ISRS, on ne voit pas que le trouble émerge de concert avec le traitement proposé, exactement comme la névrose de transfert est un produit du dispositif psychanalytique.
Vous êtes malgré tout d’accord avec les psychanalystes qui crient au complot néolibéral ?
Il y a un complot, c’est clair ! Il ne prend pas la forme d’une bande de gangsters se réunissant autour d’une table dans une cave à New York, mais c’est un complot au sens où des forces immenses, de véritables empires industriels et financiers conspirent pour engager la médecine et la psychiatrie dans une certaine direction.
C’est plutôt une stratégie marketing qu’un complot ?
C’est ça. Il s’agit de stratégies aussi anonymes que ces sociétés cotées en Bourse que sont les compagnies pharmaceutiques. La raison d’être des labos n’est pas la santé publique mais l’optimisation des profits des actionnaires, et ces gens font leur travail, tout simplement. Et ils le font de façon extraordinairement efficace, proprement irrésistible. Voyez comment la psychiatrie biologique promue par l’industrie pharmaceutique a partout balayé la psychanalyse, même si celle-ci résiste encore un peu dans ce petit village gaulois qu’est la France. Fondamentalement, la psychanalyse fait la même chose que la psychiatrie biologique, mais à un niveau artisanal. Comparés aux marketeurs de l’industrie, les psychanalystes sont de petites mains. C’est d’ailleurs pourquoi la critique de Freud et de la psychanalyse est si facile : il suffit de montrer que la théorie est mal fondée, que les bases cliniques n’existent pas… Mais critiquer l’industrie pharmaceutique, c’est une autre paire de manches ! Vous vous attaquez à d’énormes intérêts industriels, économiques, politiques.
Vous mentionnez à la fin de votre documentaire que les représentants de cette industrie n’ont pas voulu vous rencontrer. Quelle raison ont-ils donnée ?
Aucune. Ils n’ont pas besoin d’en donner. Dans la plupart des cas, ils ne répondent même pas.
Pour qu’ils répondent, il faut un procès ?
Absolument. C’est ce que dit l’un des intervenants du film, John Abramson : les données des essais cliniques financés par les laboratoires sont tenues aussi secrètes que la formule du Coca-Cola et la seule façon d’accéder à l’information est de les traîner devant les tribunaux. Naguère, les psychanalystes invoquaient le secret médical pour empêcher qu’on sache ce qui s’est passé dans le cabinet de Freud. Les laboratoires pharmaceutiques, eux, brandissent le secret industriel et ils ont des armées d’avocats pour le défendre.
Si ces stratégies remportent un tel succès commercial, n’est-ce pas aussi pour répondre à une réelle demande du public, qui veut une étiquette précise pour ses troubles, avec un médicament promettant une guérison rapide et sans efforts ?
Bien sûr. C’est ce que j’appelle la co-production des troubles psys. Ces derniers ne sont pas des entités objectives, à l’inverse d’une infection bactérienne par exemple. Le thérapeute et le patient coopèrent pour créer de nouveaux troubles qui évoluent, changent, se remplacent les uns les autres au sein de cultures qui ont chacune leur propre façon de traiter les maladies de l’âme. Le patient cherche une solution à ses problèmes et il utilise pour les exprimer un certain langage, un « idiome de détresse » comme disent les anthropologues, qui appelle un traitement donné. On ne doit donc jamais concevoir l’émergence d’une pathologie psy en termes de création unilatérale : le patient s’adapte aux thérapies, aux théories, aux concepts promus par les thérapeutes ou les médecins. De nos jours, par exemple, les patients sont devenus des consommateurs qui veulent du Prozac® pour leur dépression, de la Ritaline® pour leurs problèmes de concentration, du Xanax® pour leur anxiété et leur stress, etc. Ils en redemandent parce qu’on leur en offre, et on leur en offre pour qu’ils en redemandent. Le marketing est l’art de créer la demande et les marketeurs des labos vont donc toujours s’arranger pour marketer des pathologies susceptible d’intéresser les patients, exactement comme Apple lance des produits répondant à l’« attente » des consommateurs - même si, bien sûr, ceux-ci n’en savaient rien avant qu’on les leur propose…
Il y aurait donc des effets de mode, comme quand des vagues de patients, de façon éphémère, ont développé des troubles hystériques ou de la personnalité multiple ? Peut-on aujourd’hui devenir dépressif ou bipolaire parce que c’est la mode et qu’il y a un marché pour ça ?
Je pense que c’est exactement ce qui se passe. Je sais bien que ça peut paraître cynique de présenter les choses ainsi, mais si vous raisonnez en termes historiques cela devient très évident. Evidemment, ça ne veut pas dire que M. Dupont va décider un beau jour, au petit-déjeuner, de devenir déprimé. Mais il sera dans un environnement culturel et social tel que lorsqu’il aura besoin d’exprimer son mal-être, il se laissera aller à la dépression plutôt qu’à la « crise de nerfs » ou à l’hystérie. Au XIXe siècle, la même personne aurait développé des paralysies ou des contractures hystériques, parce que c’était le langage idoine à l’époque. De nos jours, par contre, plus personne ne croit à l’hystérie, donc vous n’allez pas développer ces symptômes - on vous rirait au nez ! En revanche, si vous manifestez un comportement de dépressif, vous serez pris au sérieux, et ce d’autant plus que toutes sortes de forces vont converger pour vous pousser vers cette maladie : l’industrie aura un médicament pour votre problème, votre généraliste sera tout prêt à vous le prescrire, il sera remboursé par la Sécurité Sociale, et ainsi de suite.
La psychiatrie a-t-elle connu un âge d’or où on savait mieux comprendre les maladies et mieux s’y prendre avec les patients, ou a-t-elle toujours été, à vous en croire, un rideau de fumée ?
Ce n’est pas un rideau de fumée, puisqu’il y a effectivement des gens qui souffrent et des professions qui en vivent. C’est une construction. Or une construction, si on veut bien y penser, c’est solide. Ça tient debout. Ce n’est pas parce que c’est construit que c’est faux, irréel. Ce n’est pas un rideau de fumée, on se cogne contre ce mur-là ! Simplement, après un certain temps, les constructions se dégradent et sont remplacées par d’autres. C’est ça, l’histoire de la psychiatrie.
Alors y a-t-il une construction meilleure qu’une autre ?
Je ne pense pas – du moins pour l’instant. Dans le domaine de la psychiatrie, quelques concepts surnagent mieux que d’autres : les grands continents de la psychose maniaco-dépressive et de la schizophrénie, même si leurs frontières sont floues et si les termes changent. Mais pour le reste, c’est tout et n’importe quoi, ça bouge tout le temps. C’est d’ailleurs ce qui m’a amené à étudier le condition branding pharmaceutique, car aujourd’hui les choses évoluent beaucoup plus vite qu’avant et cela rend le phénomène beaucoup plus évident. Pour qu’on passe des convulsions des possédés démoniaques aux paralysies, contractures et anesthésies de l’hystérie du XIXe, il a fallu plusieurs siècles. Pour qu’on passe de la « grande hystérie » de Charcot aux anxieux et obsessionnels des années 60, il a fallu près d’un siècle. Mais il a fallu à peine quelques années pour passer de l’anxiété à la dépression, puis, dix ans plus tard, de celle-ci au trouble bipolaire. Sans compter qu’on a assisté parallèlement à une floraison de nouvelles pathologies due au fait qu’il fallait trouver des niches de marché pour les ISRS concurrents du Prozac® et du Zoloft®. On a donc eu droit au cours des années 90 à la phobie sociale, aux TOC, au trouble du stress post-traumatique, au trouble panique, au syndrome dysphorique pré-menstruel, plus récemment à la douleur neuropathique périphérique et à la fibromyalgie – tout cela traité par des molécules « me too » à peine différentes du Prozac®. Chaque fois, on nous présente ces nouveaux « paquets » maladie/médicament comme la dernière avancée de la science psychiatrique, mais il ne s’agit en fait que de réarrangements du paysage psychopathologique, sans réel intérêt médical.
Il y a pourtant bien des patients auxquels ces médicaments ont sauvé la vie ?
Entendons-nous bien, je ne suis nullement opposé aux médicaments lorsqu’ils sont efficaces. C’est une question à examiner au cas par cas, de façon pragmatique et non idéologique. Si l’on s’en tient au domaine psychiatrique, il est indéniable que les premiers neuroleptiques introduits au début des années 50 ont radicalement changé la vie des gens souffrant de psychoses. Pour la première fois, on pouvait calmer les patients en période hypomaniaque, par exemple. Mais il faut bien voir que ces médicaments ne les ont jamais guéris. Ils ont rendu la tâche plus facile aux psychiatres et la vie un peu moins difficile pour les patients et leurs proches. Très vite, pourtant, on s’est rendu compte qu’ils produisaient toutes sortes d’effets secondaires tellement débilitants que bien des patients estimaient que ça ne valait pas le coup : plutôt délirer qu’avoir des symptômes extrapyramidaux et des troubles neurologiques irréversibles comme la dyskinésie tardive. Les antipsychotiques de seconde génération, dits « atypiques », étaient censés ne plus présenter ces effets secondaires, mais là encore on s’est compte qu’il y en a d’autres : obésité, diabète, pancréatite, troubles cardio-vasculaires… L’histoire de la psychopharmacologie est une répétition constante des mêmes emballements thérapeutiques suivis des mêmes déceptions. Certains psychotropes se sont révélés addictifs, comme les barbituriques, les amphétamines, les benzodiazépines et les antidépresseurs ISRS ; d’autres provoquent des troubles neurologiques ou cardio-vasculaires, comme je viens de le dire. Les laboratoires qui vendent ces molécules ont bien sûr tout intérêt à promouvoir leurs effets bénéfiques et à minimiser leurs effets néfastes en les qualifiant d’effets « secondaires », mais il s’agit en réalité d’effets tout à fait primaires ! Souvent, les laboratoires cachent même ces effets de façon tout à fait délibérée. On sait maintenant que Pfizer et GlaxoSmithKline ont passé sous silence que leurs ISRS Zoloft® et Deroxat® pouvaient provoquer chez certains des comportements suicidaires et même homicides. Eli Lilly, de même, a tout fait pour dissimuler que le Zyprexa® causait du diabète.
Comment êtes-vous passé de la critique de la psychanalyse à celle de l’industrie pharmaceutique ?
Ma critique de la psychanalyse s’insère dans une critique plus générale de toutes les théories psychologiques et psychiatriques qui prétendent décrire et expliquer des faits psychiques qu’elles contribuent elles-même à produire, à « co-produire ». C’est pourquoi j’étudie depuis longtemps cette co-production sur le long terme, en historien et anthropologue des troubles psy. Or, comme je le disais plus haut, j’ai été frappé au bout d’un moment par l’accélération contemporaine de ce processus. Aux Etats-Unis, où je vis une partie de l’année, il suffit d’ouvrir la télévision pour être bombardé de messages publicitaires sur la dépression, le trouble bipolaire, la fibromyalgie, le syndrome des jambes agitées, que sais-je encore : « Parlez-en à votre médecin »… En tirant le fil, je suis vite arrivé au marketing, car c’est là que les choses se passent, se fabriquent. Ce qui m’a vraiment fasciné, c’est de voir comment les marketeurs promeuvent sciemment ces troubles psy. Je les trouve beaucoup plus intelligents et sophistiqués que les psychiatres et les psychanalystes, car ils ont parfaitement compris que ces troubles ne sont pas des entités fixes, des réalités objectives, mais des constructions. En conséquence, ils construisent et déconstruisent à tout va.
Ils ne croient pas à la psychiatrie ?
Pas du tout. Ils croient au marché ! Ils considèrent les patients comme des consommateurs, avec lesquels il faut trouver un point d’accord pour vendre un produit qui leur plaît : placebo, « je plairai ». Les marketeurs font de façon consciente ce que les psychiatres et psychanalystes font de façon inconsciente, sans le savoir. Un ouvrage classique de marketing s’intitule Getting to say yes : comment amener quelqu’un à dire oui pour acheter votre salade ? Les marketeurs utilisent ces techniques de façon magnifique.
Ce sont les meilleurs psychologues ?
Ils sont bien meilleurs que les psychologues ! Ils ont compris quelque chose de fondamental dans la psychologie de l’être humain, qui est que ce dernier est un être « réactif », interactif, qui négocie constamment avec son environnement et avec les autres, avec tous les effets de boucle que cela suppose. On ne peut donc pas parler de lui, en en faisant un objet de connaissance ou un patient passif, car quoi qu’on fasse on parle avec lui. Voyez par exemple la façon dont l’industrie pharmaceutique utilise les associations de patients, c’est tout à fait extraordinaire. Historiquement, ces associations sont apparues dès les années 30 avec les Alcooliques Anonymes, mais elles ont vraiment pris de l’ampleur dans les années 60-70. Or, au départ, elles étaient très critiques et méfiantes vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique. Mais à partir des années 80, cette relation antagoniste s’est transformée en collaboration, notamment à l’occasion de la crise du SIDA. L’industrie a compris qu’elle pouvait coopter les patients pour promouvoir son message. Elle leur a dit : « Nous avons un objectif commun : informer et empower les malades, en leur permettant de prendre en main leur pathologie et de mieux la traiter. Nous sommes prêts à vous aider avec de l’argent, des locaux, des experts. » L’une après l’autre, les associations de patients ont été phagocytées. Une majorité d’entre elles ne sont plus aujourd’hui que des porte-voix de l’industrie pharmaceutique, comme la National Alliance on Mental Illness aux Etats-Unis ou la Global Alliance of Mental Illness Advocacy Networks en Europe. Je sais bien que je vais choquer beaucoup de monde en disant cela, mais c’est malheureusement la vérité. Evidemment, les membres de ces associations vous diront qu’ils ne sont nullement manipulés par l’industrie : « Nous sommes parfaitement conscients de ce que nous faisons, nous nous inscrivons dans un partenariat gagnant-gagnant avec l’industrie... » Cette notion de partenariat est essentielle. L’industrie, au lieu de s’installer dans le conflit, fait de la collaboration : getting to say yes… Les patients deviennent des partenaires, des collaborateurs qui disent « oui » à l’offre qui leur est faite et qui en redemandent. Du coup, on en arrive à un point où la critique devient très difficile. Elle est facile quand l’industrie promeut sciemment des médicaments dont elle connaît les effets secondaires négatifs, comme dans le cas du Mediator® ou du Vioxx®. Mais que dire à des patients qui veulent être considérés comme bipolaires et qui veulent être traités avec les derniers médicaments sortis du pipeline pharmaceutique ? Qui sommes-nous pour leur dire non ? On entre ici dans des problèmes éthiques très complexes, qui touchent à la liberté de choix. La grande force des marketeurs, c’est qu’ils manipulent l’idée même de responsabilité, de choix volontaire.
Après avoir été ostracisé en France pour Le livre noir de la psychanalyse, beaucoup de psys doivent maintenant vous accueillir à bras ouverts ?
Toute critique des laboratoires pharmaceutiques est très bien reçue, évidemment. Pas seulement chez les psychanalystes, qui sont opposés aux laboratoires de façon viscérale et finalement très naïve, car ils ne savent même pas de quoi ils parlent. Mais aussi dans mon milieu naturel, disons les gens de gauche, qui ont une certaine conscience politique. Avant, on me traitait de réactionnaire et de révisionniste, quand ce n’est pas pire. Maintenant on me complimente pour ma lucidité politique… C’est très rafraîchissant !
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